Ombres sur les rails, destins brisés et mémoires réveillées : sous le soleil de Sorgues, l’histoire enfouie d’un train de la dernière heure refait surface. Quand la France titubait vers la liberté, certains embarquaient, sans retour, pour l’abîme. Voici le récit vibrant d’un convoi oublié et de ceux qui se sont battus, parfois sans bruit, pour ressusciter la mémoire du mystérieux « train fantôme » de la débâcle française.
Un départ sous la contrainte : les « indésirables » sur le quai
Nous sommes en 1944. Tandis que la France respire déjà l’air de la Libération, les derniers soubresauts d’un régime à l’agonie frappent de plein fouet ceux qu’il qualifie d’« indésirables » : résistants du Languedoc, des Cévennes, des Pyrénées, républicains espagnols, antifascistes allemands, autrichiens, italiens, Russes, Polonais… Le 2 juillet, 403 détenus du camp du Vernet (Ariège) et 150 de la prison Saint-Michel de Toulouse sont jetés dans des wagons à bestiaux à la gare Reynal de Toulouse. Le 3 juillet, surveillés par une centaine de gardes allemands et quelques civils d’Outre-Rhin en voitures de voyageurs intercalées, le train prend péniblement la route de Compiègne, avant-poste funeste vers l’Allemagne et ses camps.
Un voyage interminable entre sabotage, solidarité… et souffrance
Ce trajet reliant d’ordinaire Toulouse à Dachau en trois jours va se transformer en une équipée hallucinante de deux mois. Pourquoi ? Parce que la France, un mois après le Débarquement de Normandie, n’est plus un long fleuve tranquille : sabotages de voies, ponts dynamités, gares bombardées rendent toute progression chaotique. La voie « classique » s’efface : détour improvisé par Bordeaux, puis par Angoulême, Poitiers… mais rien n’y fait ! À Parcoul-Médillac, le convoi est pris pour cible par l’aviation américaine. Dans un geste désespéré, des déportés agitent des tissus aux lucarnes pour signaler qu’ils ne transportent pas d’armes. Le train stationne dans des gares dévastées, rebrousse chemin, s’enlise dans la chaleur et la promiscuité insoutenables des wagons. À Angoulême, puis Bordeaux, les conditions empirent : lavage une fois tous les quatre jours, bouillon d’ossements d’Allemand pour toute nourriture, chaleur étouffante, et une garnison de poux qui ne fait pas la différence entre victimes et bourreaux.
Le 9 août, tout ce petit monde est rechargé dans un autre train, avec 155 prisonniers supplémentaires, en majorité des résistants du Sud-Ouest. Le parcours frôle l’absurde : Bordeaux, Agen, Montauban, Toulouse, Carcassonne, Béziers, Montpellier… Demi-tours, arrêts forcés, abris précaires sous les bombes, horaires surréalistes et mauvaises surprises ferroviaires rythment la lente dérive. Les tentatives d’évasion émaillent ces semaines, parfois réussies – on dévisse une latte, on profite de la confusion. À Saint-Césaire près de Nîmes, pour châtier les évadés, un wagon reste clos en plein soleil : l’enfer a ses degrés de raffinement.
De Sorgues à l’oubli : résilience et silence
Le Rhône devient obstacle, l’odyssée terrestre se poursuit à pied : dix-sept kilomètres sous la canicule d’août, de Roquemaure à Sorgues où un nouveau train attend. Les habitants observent en silence cette colonne spectrale et, héroïquement, glissent eau et nourriture aux cheminots, lesquels en profitent parfois pour faciliter une trentaine d’évasions en distribuant outils et conseils. Le 19 août, le voyage reprend : mitraillages, changements de locomotive à Pierrelatte, traversée de rivière à Loriol. Après Lyon, Nancy et Metz, la destination finale, Dachau, surgit le 28 août – près de deux mois après le cauchemar initial. Sur les 536 exilés du malheur qui survivent à la route, certains finiront à Dachau, d’autres à Mathausen, et les femmes à Ravensbrück. La moitié d’entre eux ne reverra jamais la lumière du retour.
Pourquoi, alors que la guerre semblait perdue pour l’occupant, s’acharner à transférer ces prisonniers en Allemagne ? Jean-Daniel Simonet, président de l’Amicale des déportés résistants du train fantôme, avance une explication prosaïque : en panique, les Allemands auraient constitué ce convoi pour se protéger des attaques, comptant sur la présence des prisonniers pour dissuader bombes et balles. La réalité sera tout de même sans pitié…
Renaissance d’une mémoire : du silence aux cérémonies
Malgré l’ouvrage poignant « Chevaux 8 ; Hommes 70 » publié en 1945, ce train fantôme – ainsi désigné dès l’époque – fut vite englouti dans l’oubli. Jean-Daniel Simonet parle d’un « syndrome des déportés » : les survivants, éclatés dans le Sud de la France, taisaient leur cauchemar, souvent même à leur famille. Il lui fallut six ans après la mort de son propre père pour apprendre qu’il avait traversé ce périple. Pendant près de cinquante ans, rien ou presque. Jusqu’à ce que deux habitants de Sorgues, Robert Silve (dont les parents avaient aidé les déportés) et Charles Teissier (témoin direct du passage), se mettent en tête de percer ce mystère. À force de recherches, un mémorial est inauguré devant la gare de Sorgues en 1991, puis l’Amicale des déportés résistants du train fantôme voit le jour. Chaque 18 août, une cérémonie rappelle, sous ce soleil de plomb, le destin de ce convoi et la nécessité vitale de ne plus jamais laisser l’Histoire disparaître comme un train dans la brume.

Victor Beaumont est un grand passionné de voyages et de mobilité, avec une affection toute particulière pour les trains. Depuis son enfance, il aime observer les locomotives, découvrir de nouvelles lignes ferroviaires et s’intéresser aux innovations qui transforment nos déplacements. Pour Victor, le voyage ne se résume pas à la destination : c’est l’expérience du trajet qui compte. Dans ses articles, il partage cette passion en proposant des idées pour voyager malin, comparer les moyens de transport et redonner au train la place qu’il mérite dans notre quotidien.





